Préambule

Je m’appelle Charlie Groz.
Groz est le nom d’un paquebot du Pacifique dont l’un des membres de l’équipage, Charlie, m’a trouvé en fond de cale alors que je n’avais pas un an. Ma mère devait préférer pour moi la houle de la mer à la foule de la terre, l’horizon sans limite aux murs d’un orphelinat. Matelot depuis petiot, j’ai connu le monde d’avant 2050. J’y faisais voyager d’énormes cargos bourrés de containers charriant tous types d’objets partout dans le Monde. Ces objets ne servaient pas à grand-chose et finissaient pour la plupart au fond des océans. J’ai vécu de façon un peu lointaine les restrictions sanitaires des gouvernements des pays du Nord de la planète des années 2020 à 2040. Les virus n’atteignent pas la haute mer et puis les morts étaient surtout télévisés. Il en faut un peu plus pour que la peur prenne un marin dont la vie s’est habituée aux tempêtes et l’existence accoutumée à une mort possible. Et sur l’Anzora, notre navire cargo, les écrans n’avaient jamais réussi à remplacer les soirées autour d’un jeu de cartes et les veillées où se racontent des histoires de vie plus ou moins vraies qui échouent dans quelques franches rigolades. Mais c’était avant les événements de 2044 et le chaos qui a précédé la mise en place de l’Union du Nord en 2049. Depuis, tout a changé. Nos cargaisons surtout. Les containers de métal ont été remplacés par d’autres tout aussi longs mais beaucoup plus hauts, formés de deux étages. Nous avons reçu l’un des premiers aérocargo, fierté technologique du sixième Monopole, celui des Transports, capable de traverser la Méditerranée en une demi journée. L’étage que nous avions pour accueillir nos fous rires a été réquisitionné pour héberger ceux que nous surnommions « les ingénieurs ». Leur travail consistait en la surveillance de paramètres précis de ces containers auxquels nous n’avions pas le droit d’accéder. C’était la première fois que l’on m’interdisait quelque chose sur mon bateau.
Ils recrutaient des habitants de la Bordure Extérieure qui voyageaient dans ces caisses fermées. C’est au cours de l’un de ces passages que j’ai vu Nour pour la première fois. Elle était en fuite, avec d’autres Déserteurs. Petit à petit, j’ai compris que ces voyageurs étaient parvenus à réinitialiser leurs codes rouges pour un code blanc du premier Monopole. J’en transportais près de mille par traversée vers l’Union du Nord. Je n’avais alors aucune idée de ce que faisait le premier Monopole de ces pauvres gens. Si je l’avais su, bien sûr, j’aurais fait quelque chose.
Quand l’Appel d’Atollia a retenti dans notre radio le 01er Janvier 2055, j’ai tout de suite reconnu la voix de Nour. J’ai compris qu’une confrontation décisive allait avoir lieu. Et qu’il fallait choisir son camp. Cela faisait déjà longtemps que mon Egorithme n’était plus à jour. Alors que je croyais la houle inscrite dans mes gênes à jamais, je me suis retrouvé au pays des sept collines dans un Atoll du Sud de l’Union du Nord.
Nour est probablement la personne la plus connue d’Atollia. Comment une simple employée de banque tellement intégrée dans le monde des Mékanos est devenue en une seule année une légende qui se murmure au sein de tous les lieux de résistance ?
Nour a disparu depuis six mois maintenant. Tous les Atolls se sont lancés à sa recherche sans succès. Des jeunes comme des vieillards à la marche difficile ont arpenté les montagnes et sondé les rivières avec la crainte de la retrouver sans vie. Mais le pire pour elle comme pour nous serait qu’elle soit tombée aux mains des Unités S.
Je suis le seul qui a finalement osé pénétrer chez elle dans la maison de bois qu’elle a construite sur un flanc de montagne. J’y ai retrouvé des écrits accrochés au mur et des feuilles éparpillées sur lesquelles elle avait griffonné toute son histoire. J’y passe régulièrement depuis car je veux que tout reste en ordre. Je suis l’un des rares à croire encore à son retour. J’ai donc reconstruit le puzzle de son aventure à partir de ces centaines de bouts de papier qui dansaient chez elle au rythme des courants d’air. J’ai toujours aimé raconter: une histoire que l’on ne transmet pas est une vérité qui meurt. Nour nous manque mais ce qu’elle a fait a donné un espoir à celles et ceux qui ont choisi la désertion. Elle nous rappelle que la vie industrielle, froide et confinée que les Mékanos ont imposé ces deux cents dernières années aux Hommes et à la Nature n’est pas une fatalité. Que le monde des Mékanos s’effondre de lui- même si on le déserte et que l’on ne lâche à aucun prix notre soif de liberté et l’expression de nos créativités. A chaque Atoll qui naît, ce sont des enclos qui brûlent et des chaînes qui se brisent. L’histoire de Nour c’est la voie d’une liberté possible pour chacun de nous. C’est pour cela que j’ai décidé de vous la retranscrire. Puisse-t-elle vous être utile.

Charlie Groz
Pays des sept collines – France_Union du Nord
Démocratie Scientifique-Jour 8 de l’An 7
(08 Janvier 2056 de l’ancien monde)

P.S: ci- dessous, un mot laissé par Nour
sur son bureau avant sa disparition.
Il est rédigé avec une machine inconnue.
Je vous le livre tel quel.

Pays des sept collines-Atoll Sud
Démocratie Scientifique-An 6
(année 2055 de l’ancien monde)

Je fais confiance à celle ou celui qui trouvera ces textes d’en faire l’usage le plus utile. Il n’est que le résultat de l’errance d’une plume sur le chemin d’une quête de soi. Mon histoire de vie conforme dans le monde des Mékanos qui un jour lève une voile de façon maladroite mais y trouve rapidement le vent réconfortant de toutes les libertés possibles.
Jusqu’à récemment, je ne savais pas pourquoi tout pouvait basculer à tout moment même quand on pense que tout est sous contrôle et que notre vie semble engagée comme un long fleuve tranquille. Je ne savais pas expliquer les choses étranges qui croisent le chemin de nos vies et que l’on m’avait appris à ignorer depuis l’enfance. Tous ces signes qui sont comme des panneaux de signalisation nous indiquant des tangentes à prendre mais qu’étrangement on ne voit pas.
Bref, je ne connaissais pas encore l’existence des réactons.
La Grande Harmonisation a eu cette force : celle de nous avoir tellement habitués aux autoroutes que l’on n’en voit même plus les chemins de traverse qui sont pourtant devant nos yeux. Sans aucune contrainte, nous avons revêtu nos plus belles chaînes et construit les plus hauts murs de nos propres prisons. Et nous nous baladons sur le chemin de notre vie, convaincu de la liberté de nos choix. Mais il arrive un moment, propre à chacune et à chacun d’entre nous, où le poids des chaînes dont nous nous sommes vêtus et la hauteur des murs que nous nous sommes bâtis se traduit par un discret malaise. Le Gouvernement des 7 parle alors d’instabilité pour laquelle il vous propose la meilleure prise en charge médicale. Mais ce signe de ne plus vouloir être normal dans un monde anormal, est comme la première brise qu’une embarcation peut prendre pour s’éloigner de la côte. Sachez sentir quand elle arrive, et, comme le meilleur des marins, la prendre quand le temps sera venu pour vous de rejoindre le large.
L’Eïsode a commencé, et même si la répression des Mékanos a été violente, nous savons qu’une eau qui a décidé de couler ne s’arrête à aucun barrage. Hidra ressasse sur tous ses canaux que nous avons perdu. Mais nous ne sommes qu’au premier acte d’une pièce dont le rideau n’a pas été tiré. Notre plus grande arme est notre enthousiasme, et il viendra à bout de tous les obstacles.
A toutes celles et ceux qui, en 2055, dans les Atolls ou ailleurs, n’ont pas d’Egorithme à jour, je vous dis à bientôt.
Nour

A suivre …