Ahasverus

C’est ce 07 janvier 2034 que je rencontre enfin « Celui qui a vu ». Dans toutes les Cévennes, ce pays de montagnes du Sud de la France, il est une légende que l’on n’ose déranger. Il fallait que je sois de ceux qui n’ont pas de racines pour pouvoir secouer quelques conventions. Cela fait dix ans que j’habite ce territoire où l’air pur n’est qu’un des éléments qui y fait respirer bon la liberté. Ces reliefs restent encore un refuge pour des habitants que l’on essaie de chasser depuis longtemps. Les esprits bureaucrates classent et organisent la nature en parc national ou le ciel en réserve mondiale. Mais ils n’ont pas encore eu raison de notre présence qui se faufile dans la moindre interstice oubliée par les spéculations immobilières et autres résidences secondaires. Tout cela deviendra plus compliqué avec l’avènement de la Démocratie Scientifique, en 2050, quand les Bulles seront construites dans nos territoires. Il nous faudra alors réagir.

Revenons à cette hiver 2034, donc. L’histoire de ma rencontre avec Ahasverus commence un soir de mauvaise pluie, celle qui vient du Nord, sans tempête ni rafales. Une ombre m’apparaît sur le bord de la route alors que je peine à voir à travers le pare-brise. Mon véhicule est de ceux que l’on peut encore bricoler et qui fait des économies de tout, y compris de ses lumières. J’ai le temps de voir une femme sous un parapluie trop petit pour la protéger entièrement. Je m’arrête un peu plus loin et elle rejoint ma portière avant en boitant. Elle l’ouvre d’un coup : la pluie froide ne laisse pas le temps des politesses.
Je ne peux lui donner d’âge, mais elle semble plutôt sur le point de terminer sa vie. Plus que les années, c’est une fatigue blême qui fige son visage, la gênant même pour dire un simple bonjour.
Elle ferme son parapluie qui trône au bout d’une vieille canne polie par des siècles de caresses. Sur son bois sont gravées de grandes spirales régulières.
-Où allez-vous ? Je lui demande
-Je vais voir Ahasvérus, c’est urgent.
Le ton de cette femme sonne comme un ordre donné à son chauffeur. Je remets en route la voiture et l’interroge.
-Et où habite cet «  Ahasvérus «  ?
Ma passagère me regarde pour la première fois. L’iris de ses yeux est transparent. Je n’avais jamais vu un regard sans couleur. La pupille est dilatée à l’extrême, d’une forme ovale plutôt que ronde.
-Vous habitez ici et ne connaissez pas Ahasvérus ?
Je suis habitué à ce que les gens qui se prétendent d’ici me pensent ignorant de la plupart des choses. Je n’ai pas encore l’assurance de leur répondre qu’avec un peu de courage ou de curiosité ils auraient pu, eux aussi, aller apprendre un peu plus dans les bras ouverts du Monde. Mais cette femme ne manifeste aucun reproche, seulement une surprise sincère. Elle m’explique.
-Ahasvérus est connu à travers les temps, on l’appelle « celui qui a vu », c’est un de nos grands témoins. Nous lui amenons toutes les traces que nous récoltons ici et là car il est le seul qui aura tout mis à l’abri le jour venu.
Sortie de nulle part avec sa boiterie qui l’avait arrêtée en chemin, je me dis que cette femme doit avoir fui la psychiatrie d’une ville quelconque.
Elle caresse les spirales de son parapluie devenu une simple canne en chuchotant des mots inaudibles, comme pour conjurer quelque chose.
Ses vêtements sont étranges. Ils sont faits d’ un matériau lisse qui a l’air synthétique mais soyeux comme un tissage manuel. Des paillettes lumineuses circulent au niveau des bras comme accompagnant le moindre de ses mouvements. Elle porte autour du cou un pendentif en forme de spirale à la base duquel se balance une colombe.
-Des traces de quoi ? Je l’interroge
Elle me répond comme une évidence
-Et bien des traces de Mémoire, bien sûr !
Elle comprend que le temps d’un minimum de présentations est venu et peut-être aussi de quelques explications. Elle a le regard compatissant de celle qui sait devant celui qui ne sait rien.
-Je suis Maât , dit-elle en regardant devant elle.
-Et d’où venez-vous, à pied comme ça ?
Devant sa gêne à me répondre, je m’empresse d’ajouter.
-Vous savez, vous n’êtes pas obligée de m’expliquer!
-Il faut juste que je sache ce que vous êtes capable d’entendre. C’est pour cela que j’hésite. Pouvez vous vous garer sur le côté de la route ?
Curieux, je m’exécute. Et elle ajoute en me posant doucement sa main sur mon coude droit.
-N’ayez pas peur.
Des images surgissent aussitôt dans mon esprit comme si on les arrachait à mon inconscient. Certaines me rappellent des rêves oubliés. Il y a aussi celui qui me réveille souvent: je dois avoir une cinquantaine d’années et je suis assis à une table autour de laquelle débattent une trentaine de personnes. L’ambiance y est électrique, la réunion polémique. Au bout de la table, une dame très âgée observe en silence le vacarme des conversations. Un vieux bâton circule rapidement de main en main jusqu’à la mienne. Il est gravé de multiples spirales et de textes que je ne parviens pas à lire. Mon bras gauche est enlacé dans celui d’une femme qui s’adresse à l’assemblée. Les mots ne me parviennent pas clairement. Il y a aussi des personnages dans le fond de la pièce mais qui restent flous.
Sur mon coude, la main de Maât est devenue brûlante. La scène s’éclaircit alors, comme un coup de projecteur porté sur mon rêve.
C’est elle qui se tient dans le fond de cette salle, entrain de servir le repas à trois personnes qui suivent la réunion de loin. Une femme couverte de tâches de rousseur et un homme cuit par le soleil accompagnent une grande brune au visage fatigué et aux cheveux ondulés.
A l’instant où Maât retire sa main, les images disparaissent. Elle semble satisfaite. Comme si nous étions dans le même camp et qu’elle pouvait me faire confiance.
-Depuis dix ans maintenant, des gens se sont mis à converger vers les zones montagneuses un peu partout dans le monde. C’est un événement étrange car il est spontané et coordonné à la fois. Nous n’avons reçu aucune instruction pour mener toutes ensemble un même objectif. Je dis « toutes » car dans ce mouvement, le féminin l’emporte largement sur le masculin.
-Et ce sont ces « traces de Mémoire » que vous baladez avec vous ?
-Oui, nous accumulons les preuves de ce qui a été et, surtout, de ce que les peuples du Monde ont réalisé avant la Grande Harmonisation.
J’ai envie de croire que cette femme est tout simplement folle. Mais les sensations de rêve éveillé provoquées par son toucher me font douter. Maât s’est interrompue et serre son pendentif. Elle semble préoccupée, son regard scrutant le lointain.
Je reprends la route sous cette pluie qui nous vient du Nord. Lorsque j’ai aménagé dans cette région il y a une dizaine d’années, les pluies fortes arrivaient du Sud. Elles attendaient que les nuages aient suffisamment bouché le ciel, empêchés d’aller plus loin par les sommets qui barrent les Cévennes. Ces pluies tombaient alors d’un coup. Sur quelques heures, des pans de montagnes ou des morceaux de routes pouvaient être emportés. Le beau temps revenait rapidement. Ces événements climatiques violents appelés « épisode cévénol » ont maintenant disparu. Les scientifiques l’attribue à la formation des trois énormes dépressions maritimes qui sont apparues en plein océan en 2033. Les conséquences de celles ci font encore l’objet de débats sans fin, certains catastrophistes prédisant un changement climatique et une montée des eaux majeurs en France avant 2050.
Les essuies glaces tentent vainement d’effacer cette pluie venue du Nord qui ne mouille pas vraiment mais glace tout sur son passage. Ces épisodes pluvieux apportent une tristesse dont nous n’avons pas besoin. Et des mauvaises choses en tout genre aussi.
Devant moi, un rideau de brouillard épais barre la route et m’oblige à rouler au pas. Ma passagère saisit d’un coup mon bras à le broyer. C’est la douleur plus que la surprise qui fait faire au véhicule une embardée. Je m’arrête sur le bas côté.
-Mais vous êtes folle de faire ça, c’est dangereux madame !
Son regard fixe la route et semble pris par la peur. Une lumière discrète, apparue au loin, avance rapidement vers nous.
-Ils m’ont retrouvée.
Elle fait de courtes expirations rapides qui semblent être pour elle un moyen de contrôler la tension qui l’envahit.
-Les Amnésians… ils ne laissent pas les Mémorians se balader trop longtemps. De toutes façons je ne peux aller plus loin, sinon ils trouveraient Ahasvérus par la même occasion… et nos années de travail seraient réduites à néant.
Elle se tourne vers moi et sourit pour la première fois. Sa main tenait serrée une petite pastille de la taille d’une pièce de monnaie au milieu de laquelle est dessiné un circuit électronique.
-Je peux vous la confier ?
Je pense à ma cabane dont le toit prend l’eau, ma vieille voiture sur le point de rendre l’âme ou ces boulots que j’enchaîne et qui me nourrissent à peine. Cette vie de survie ne me laisse pas beaucoup de temps pour l’aventure.
-Je suis désolé madame, mais…
Elle saisit ma main encore posée sur le levier de vitesse. Les éléments lumineux de son vêtement se sont concentrés autour de son bras gauche animé par une force qui ne permet aucune résistance. Elle ouvre la paume de ma main sans effort et y pose résolument l’élément électronique.
-Excusez-moi, mais vos préoccupations sont moins importantes que ce qui se joue maintenant. Vous me reprocheriez plus tard de ne pas avoir insisté.
Elle semble avoir lu dans mes pensées banales prises par le quotidien d’une vie ordinaire.
-Remettez cette capsule à Ahasvérus. Dites-lui que Mâat n’a pas pu arriver jusqu’à lui, qu’il fallait que je rentre. Il est dans la dernière grotte du plateau juste au-dessus d’ici. Il ne faudra pas vous contenter des apparences et il y aura bien une guide pour vous aider ensuite.
Elle semble trop pressée pour m’en dire plus et ouvre la portière. Elle marque une pause et se retourne vers moi. Ses yeux transparents au milieu d’un teint livide font douter qu’elle soit vraiment vivante.
-Méfiez-vous de l’innocence, elle l’est rarement.
Je lance une dernière question.
-Mais qu’allez vous devenir ?
Elle ouvre la bouche et dans le fond, elle m’indique une molaire dans laquelle est insérée une gélule de couleur sombre.
– « Digitalis lanata », la digitale, bien plus efficace que le cyanure: ils n’ont jamais réussi à obtenir la moindre information des Mémorians qu’ils capturent. Mais souvent, ils ne nous interrogent pas. Bien sûr, si ils savaient ce que nous faisons, ils ne laisseraient plus rien passer… ni revenir.
Elle se jette dans la nuit alors qu’un losange lumineux barre maintenant la route. En son centre tournent lentement des hélices faites d’ une multitude d’ éléments orangés. A l’approche de Mâat, ces spirales de lumière s’agitent au moment où ma passagère y disparaît. L’éclat se rétrécit d’un coup, comme une porte claquée derrière soi. L’obscurité m’enveloppe à nouveau et la solitude aussi. Je serre la pastille restée dans ma main comme seule preuve que je n’ai pas rêvé.

Le village du Pompidou est un village perché sur la corniche des Cévennes qui peine à s’animer en dehors des belles saisons. La grande majorité de ses maisons restent fermées, lieux de villégiatures pour héritiers ou citadins en mal d’air pur. La nature y est magnifique mais elle peut être rude pour celles et ceux qui la côtoient toute l’année et qui, seuls, méritent l’éclosion du printemps. Ce village ne demanderait qu’à renaître, comme de nombreux autres dans ces montagnes, mais il reste sinistré par l’exode rural, ce génocide des peuples authentiques du monde.
Le bar du village est simple, loin des concepts à la mode qui se développent dans les villes pour justifier un café hors de prix et chasser l’âme populaire.
Certains citadins y voient un lieu démodé. Pris par cette course à l’apparence où ils deviennent autre chose qu’eux-mêmes, ils ne supportent aucun endroit qui se préserve de l’immédiat. Comme un gardien du temps qui passe et des souvenirs de lieux pleinement habités. Même si je regrette le manque de monde, je préfère ce vide bien fait qu’une multitude vaine.
Je me renseigne sur cet Ahasverus. Mais personne ne semble rien savoir. C’est la pasteure de la paroisse qui m’a la première mis la puce à l’oreille : Ahasverus était le secret le mieux gardé du village. Lorsque je lui demande si elle connaît le personnage, la réponse négative ne vient pas à l’instant. La pasteure honnête cherche à habiller le mensonge d’un minimum de vérité. Son hésitation est ma première preuve de l’existence d’Ahasverus.
-Il y a des légendes que l’on ne peut déranger, me dit-elle simplement
-Vous voulez dire qu’il existe… ou que c’est une histoire inventée ?
-Les gens d’ici protègent bien plus que les histoires. Ils protègent les lieux, pour qu’ils restent pleinement habités. Quitte à passer par une certaine période de…vide. Les pierres survivent aux crises et peuvent garder toutes les mémoires. Elles y sont alors comme gravées dans un livre inspirant pour les générations futures.
Elle sourit devant mon évidente incapacité à me contenter de paraboles.
-En gros, ce que je veux vous dire, c’est que même si cet Ahasverus existe, il semble d’une importance telle qu’il faudra beaucoup de temps, c’est-à-dire de confiance accumulée, pour que quelqu’un d’ici vous en dise quelque chose. Vous devrez savoir écouter et ne pas vous perdre sur ces chemins de vie trop faciles où nous mènent nos paresses.
Je quitte la femme d’église en la remerciant quand même. Je sais maintenant que Ahasverus existe et que les habitants se méfient seulement de moi. Mais parfois, les gens qui n’ont pas d’autre identité que celle d’être né quelque part perdent tout simplement leur capacité à s’ouvrir aux autres par peur de l’incertain. Cette pasteure est comme le prêtre ou le médecin: elle n’a pas besoin d’être « d’ici » pour que l’on s’ouvre à elle. Sa fonction aveugle la confiance. Le « temps nécessaire » dont elle parle ne vient parfois jamais lorsque l’on vient d’ailleurs. Car derrière les réticences se cache souvent une vulgaire xénophobie.

Et puis un jour d’été, je suis à la fontaine du village où je m’asperge le visage d’une bonne eau fraîche. Une voix d’enfant me fait sursauter.
-Monsieur, il paraît que vous cherchez Ahasvérus ?
Cela fait plusieurs mois que j’ai abandonné l’espoir de le rencontrer. Les habitants restent murés dans leur silence. Mais c’est souvent lorsque l’on arrête de chercher que l’on finit par trouver. L’enfant a une douzaine d’années. Je ne l’ai jamais vu dans le village alors que je connais la plupart des familles. Sa salopette retroussée sur les genoux est tenue par des bretelles qui encadrent une chemise bleue soigneusement boutonnée. Les boucles de ses cheveux roux envoient des éclats cuivrés à chaque mouvement de tête.
-Oui… tu le connais ?
-Disons que … oui … et non !
Il mesurait à peine un mètre cinquante et m’agaçait déjà.
-Ça veut dire quoi ?
-…Que je le connais mais que je n’ai pas le droit de dire que je le connais…
Ses nombreuses tâches de rousseur entouraient un sourire qui me faisait comprendre qu’il avait toutes les cartes en main et que cela n’était pas la peine de jouer.
-D’accord… et tu pourrais m’en dire plus ?
Son regard s’illumine d’un coup et dans un éclat de rire il me lance :
-Si vous me dites pourquoi vous le cherchez ! Car on ne dérange pas Ahasvérus pour rien !
J’explique à cet enfant ma rencontre avec cette auto-stoppeuse d’un soir et la petite pastille électronique que je dois remettre.
Il prend un regard grave, presque adulte, avant de retrouver ce sourire innocent dont les enfants ont le talent.
-Bizarre ton histoire, mais d’accord, je vais t’y amener alors… mais il faut savoir crapahuter.
Je lui demande de m’attendre le temps de ramener le précieux objet que Maât m’avait confié. Je le loge dans une poche du sac avec quelques affaires pour randonner.
Quand je reviens à la fontaine de pierre blanche, l’enfant me lance :
-Et où as-tu mis le cadeau pour Ahasverus ?
Je montre mon sac, ce qui semble le rassurer. Tout est prêt, nous pouvons nous mettre en route.
L’enfant marche d’un pas rapide. J’ai du mal à suivre. Nous montons des pentes escarpées et notre chemin se transforme par moment en partie d’escalade. A chaque fois que la montagne devient infranchissable, mon jeune guide trouve un passage comme si chaque difficulté, chaque impossibilité apparente, était un moyen de se propulser plus haut.
Il s’arrête soudain et après une grande respiration et un bon élan, il se propulse d’un bond au-dessus d’une faille large de deux mètres environ ouvrant au sol un fossé dont on ne voit pas le fond. Je n’ai plus cette jeunesse qui permet tous les efforts et je suis encombré de ma sacoche que je dois tenir d’une main. Le rythme rapide de notre marche m’a épuisé.
-Tu veux que je t’aide ? Envoie-moi la sacoche, je l’attrape !
J’ai un temps d’hésitation. Comme avant de faire une erreur. Et lorsque je lance ma sacoche à l’enfant, la voix de Maât fermant la porte de la voiture me parvient avec un temps de retard. « Méfiez-vous de l’innocence, elle l’est rarement »
A peine le garçon a-t il attrapé mon sac qu’il me lance :
-Tu enverras à Ahasvérus le bonjour des Amnésians … si tu le trouves un jour ! Et il éclate d’un rire enfantin.
Il fait un geste circulaire en direction du fossé béant . Cela y fait apparaître une lueur dans laquelle il saute à pieds joints, pour y disparaître d’un coup.

Les oiseaux poursuivent leurs va-et-vient comme si de rien n’était. L’obscurité du trou sans fond est revenue sous mes pieds.
Ma main est dans le fond de ma poche. Elle serre la pastille que m’avait confiée la vieille femme et que j’ai sortie discrètement du sac au moment de l’envoyer par dessus le ravin. Je me dépêche car le gamin pourrait revenir, mécontent de son vol sans butin. Je me souviens des indications de Maât et juste sous le haut de la crête chemine une passe étroite qui mène à une imposante ouverture dans la falaise. Juste sur sa droite, une pierre taillée montre le ciel reposant sur deux autres plus petites bien ancrées sur la terre.
L’entrée de la grotte est évidente. Et la voix de Maât me fait sursauter à nouveau. « Il faudra juste ne pas vous contenter des apparences pour le trouver.  » . Alors que j’allais pénétrer, je fais deux pas en arrière pour prendre le temps d’un recul.
L’entrée est surplombée de la végétation juste nécessaire pour la dissimuler aux regards. Sur les côtés, quelques arbres achèvent le camouflage. C’est ici que se termine le sentier qui nous a menés jusqu’à la grotte. J’ai repris cette respiration calme qui permet d’être mieux présent avec les sens en éveil. Comme lorsque je piste du gibier en forêt et qu’il faut faire abstraction des diversions sonores, lumineuses ou olfactives qui font perdre la trace.  Un bruissement attire mon attention sous l’assemblage des trois pierres. Un petit animal vient de s’y poser. Une chauve-souris me regarde malgré la lumière qui doit la gêner. Après m’avoir fait un coup de tête, elle tourne le dos et s’envole sur la droite de la grotte, comme si elle pénétrait la falaise. Le bruit de ses ailes résonne au loin révélant une autre cavité juste à côté de la première. Son entrée, très étroite, autorise à peine le passage de mon corps. Je me retrouve dans une salle éclairée par la lumière naturelle venant d’un orifice situé très haut. Cette caverne s’ouvre sur d’autres qui se suivent tel un labyrinthe. Des colonnes sculptées soutiennent un enchaînement de voûtes dont les siècles ont effacé les décorations. Les parois de cette grande salle sont recouvertes de motifs et de dates qui se succèdent, comme une fresque chronologique réalisée récemment. Sur le dessus, plusieurs formes spiralées sont comme des soleils éclairant les scènes représentées. Je parcours ces dessins qui déroulent l’histoire de l’humanité sur cet ensemble de salles creusées dans la montagne. Les périodes s’y succèdent, de la découverte du feu jusqu’aux temps actuels. Mais j’ai l’impression qu’il est aussi décrit un temps futur. Dans la salle suivante, une carte du monde est ainsi séparée en deux parties : celle au Nord, intitulée « Union du Nord » et celle au Sud avec pour légende « Bordure Extérieure ». Et un titre : « Démocratie scientifique an 1 (2049 de l’Ancien Monde) ».
Alors que je suis en pleine lecture de cet incroyable ouvrage, une voix tonne sur les parois rocheuses.
– Qui êtes vous ? Que faites vous ici, chez moi ?
Quand je me retourne, un être immense, d’environ deux mètres, et enveloppé dans une cape brune reste protégé par une demi-obscurité. Il tient dans sa main droite une épée dont la lame, courbée en demi-cercle en son centre, se termine par une pointe droite dirigée vers moi .
Je peine à garder un peu d’assurance.
– Je cherche Ahasverus.
L’individu fait un pas en avant et sort de l’ombre. Il est âgé mais son regard est resté clair malgré les rides qui fripent entièrement son visage. Tout comme Maât, il ne semble pas y avoir de pigment pour colorer ses yeux ce qui donne un aspect presque sans vie à son regard qui me fixe. Tout comme elle aussi, il porte un vêtement confectionné dans cette matière étrange dans laquelle circulent tel un fluide des éclats de lumière accompagnant les mouvements.
– Explique-toi, alors, car tu l’as trouvé.
Je raconte mon histoire tout en sortant le petit élément que m’avait confié Maât. Je lui passe aussi le bonjour de l’enfant qui a failli me voler.
– Et bien, pour un conformiste tu t’en es bien sorti ! Me dit-il dans un rire .
– Un conformiste ?
– Je m’excuse, je n’ai pas vu grand monde depuis bien longtemps. Je suis très occupé. Trop préoccupé peut être.  Alors l’humour qui me vient n’est pas très bon. Je manque d’entraînement.
Il saisit la pastille qui restait posée dans ma main ouverte et la glisse dans un petit espace dédié dans l’une des ceintures qui entoure sa taille. Il semble y avoir la place pour des centaines, ou peut-être des milliers d’éléments de même taille.
La curiosité me chatouille un peu.
– Que sont ces pastilles ? Maât m’a parlé de « traces de mémoire » …
Ahasverus se retourne vers moi, l’air solennel.
– Ces traces de mémoire sont appelées « capsules mémorielles » . Elles renferment le travail de millions de gens qui protègent les mémoires de l’humanité. Cela va des savoirs faire aux récits des événements. Ce qui est magnifique, c’est que chacune de ces personnes agit de façon spontanée sans recevoir d’ordre de quiconque, mais que la démarche est parfaitement coordonnée. Comme  un instinct de survie de l’espèce. On appelle ça la murmuration. Ce sont les réactons qui permettent ça. Ces femmes, car il s’agit essentiellement de femmes, sont les premières Mémorians. Elles n’ont pas eu besoin qu’on leur donne un titre pour faire ce qu’il fallait. Ce travail de mise en sécurité a commencé en 2024, comme si elles sentaient ce qui allait se passer en 2044. Nous sommes aujourd’hui en 2034, au milieu du guet. La capsule agit comme l’enveloppe d’une graine: elle protège le souvenir tout en le gardant vivant à la fois, prêt à resurgir dès que les conditions redeviennent propices. Nous n’avions pas commencé à nous organiser car les Archivistes, dont je fais partie, n’existaient pas encore.
-Mais que va-t-il se passer en 2044… et comment pourriez-vous le savoir d’ailleurs?
Ahasverus prend un air triste. Il se dirige doucement vers un petit chevalet de bois fixé dans le mur de la grotte. Il y choisit une craie de couleur ocre et s’approche du mur derrière moi que je regardais avant son arrivée. Il recolore un titre “2044, le chaos” situé avant le titre “Démocratie Scientifique, an 1”.
-Tu vois, c’est à ce moment là que tout va basculer. Que les haines accumulées vont servir de terreau pour que germe le pire. Nous avons peu de temps pour archiver toutes ces mémoires pour qu’elles puissent être disponibles le moment venu. Pour tout reconstruire. Et surtout ne pas refaire les mêmes erreurs. Ma curiosité est de plus en plus forte.
– Mais pourquoi avez-vous peur du vol de ces pastilles ? Qui ferait ça ?
– Il y a bien pire que le vol. Nous avons peur… de l’oubli. Le monde qui se façonne depuis quelques siècles déjà ne peut être supporté par un être humain normalement constitué. Il faut donc que ce nouvel être hors-sol, à la vie synthétique, désapprenne tous les savoirs qu’il avait accumulés dans les derniers millénaires. Il faut aussi arriver à ce qu’il en soit presque satisfait, alors que tous ses sens, ses signaux internes, son corps devenant malade, tentent de l’alerter qu’il est sur la mauvaise voie. C’est le travail des Amnésians, aux manœuvres depuis longtemps déjà, de fabriquer une réalité qui convienne à tout prix. Et l’oubli, bien plus que le mensonge, est la plus efficace de leurs armes.
– Et que faites-vous de ces pastilles ? Comment fonctionnent-elles ?
Ahasvérus fait éclater un rire fort qui rebondit contre les murs de roche.
– Deux questions d’un coup ! Le temps t’apportera les réponses comme le vent souffle les dernières nouvelles, jeune homme. Maât reviendra dans ces montagnes qui seront l’un des derniers refuges contre le fanatisme et les violences qui vont se déchaîner. Les Archivistes du monde entier cherchent ces capsules que les premières Mémorians cachent depuis une dizaine d’années. Nous les réunissons, les répertorions puis les copions pour les archiver dans un lieu en construction, protégé des Amnésians. Cet endroit sera déterminant pour ce qui restera de l’humanité en 2050. Nous nous assurons aussi que les capsules mémorielles soient activées. Cela signifie qu’elles pourront ouvrir des passages vers les lieux de résistance qui vont se construire dans les montagnes du Monde. Ces endroits que l’on appellera “les Atolls”.  Malheureusement, ton esprit n’est pas encore adapté pour recevoir toutes ces informations. Je dois donc te laisser maintenant

Il est tellement imposant que ses mouvements font bruisser l’air de la caverne. Il disparaît dans l’enchaînement de ces grottes qui doivent ouvrir sur un vaste réseau sous-terrain. Je n’aurai donc pas de réponse à mes questions… aujourd’hui. Je me promets de revenir et de comprendre un peu mieux cette histoire. Je retourne dans les premières salles qui abritent les peintures rupestres représentant le début de l’humanité. Dans la lumière qui dessine la faille me menant vers l’extérieur, je vois virevolter ces particules brillantes qui circulaient sur les vêtements de Maât et de Ahasverus. Elles font des stries, comme ces lanières qui se dandinent avec le vent sur le palier d’une vieille maison. Je me faufile dehors.

Les Cévennes. Les sommets dessinent des lignes brisées sur le ciel d’une vue magnifique. C’est comme si l’on avait retiré le toit du monde pour que l’on puisse en admirer toute la beauté. Une nuée d’oiseaux, peut être des milliers, dessinent, en parfaite synchronisation, toutes sortes de formes géométriques dans le ciel. On dirait qu’un seul organisme vivant se contorsionne frénétiquement, avec une précision absolue, sans déranger la marche paisible des nuages.  Une voix surgit de ma droite.
-Bonjour Monsieur, vous aussi vous êtes venu visiter la grotte des fées ?
Je ne sais pas quoi répondre à cette jeune femme qui a une carte dans les mains et un sac à dos de randonnée duquel dépasse une bouteille d’eau. Je ne sais même pas où je suis et comment je suis arrivé là.
-Monsieur, vous allez bien ? Vous avez l’air perdu. Ajoute-t-elle.
Oui je suis perdu. J’essaie de me souvenir de ma journée et rien ne vient.
-Je peux vous aider à retrouver votre chemin jusqu’au village si vous voulez ?
Elle me tend une main franche.
-Je m’appelle Raia.
Elle doit avoir une vingtaine d’années et son visage est couvert de taches de rousseur. Elle me semble familière, comme ces situations de déjà vu que l’on s’invente probablement. Je la suis machinalement sur les pentes raides de la montagne qui laissent bientôt apercevoir les premières maisons du village. Ma tête est lourde comme un lendemain peinant à dissiper l’alcool. Pourtant je ne bois plus depuis longtemps. Mais mon trou de mémoire est là, ouvert, béant.
De retour chez moi, je dors plusieurs jours, comme au retour d’un épuisant voyage et d’un long décalage horaire. J’enchaîne des rêves où je me vois errer dans des grottes décorées de peintures rupestres étranges. Le rêve se termine toujours de la même façon : alors que je pénètre dans la dernière grotte avant la sortie, une voix m’arrête: « ce n’est pas encore le moment » et entraîne mon réveil.

Je retrouverai la mémoire de nombreuses années plus tard. Ou plutôt les habitants du village décideront de me la rendre et de me donner enfin leur confiance. Lors du premier Eïsode de 2044, je comprendrai alors que beaucoup ici savaient ce qui allait arriver. Ils se tenaient prêts, comme beaucoup d’autres peuples-montagnes, pour être en première ligne de toutes les résistances. Mais pour cela, il fallait protéger Ahasvérus à tout prix.